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Manger autrement demain ? La transition énergétique dans nos assiettes (Marion Guillou)
Au niveau mondial, la prospective Agrimonde[2] le mettait clairement en évidence : les régimes alimentaires seront un des déterminants principaux pour être en mesure de nourrir la population en 2050. Un accès à 3000 kcal/jour/personne dont 500 kcal d’origine animale peut satisfaire les besoins physiologiques moyens et nécessite une production agricole bien moindre que les régimes moyens actuels dans les pays de l’OCDE (4000 dont 1200).
Les inégalités de disponibilité alimentaire restent importantes avec en moyenne plus de 4000 kcal/jour/personne dans les pays de l’OCDE contre 2500 kcal/jour/personne en Afrique sub-saharienne. Aujourd’hui d’après la FAO, plus de 800 millions de personnes ont faim, principalement pour des raisons de difficultés d’accès liées aux guerres et crises ou à la pauvreté.
L’évolution de la demande alimentaire dans les différentes régions du monde sera-t-elle déterminante pour assurer la sécurité alimentaire de tous, en quantité comme en composition, et pour la bonne gestion des ressources naturelles ?
L’empreinte écologique de l’alimentation
Il est plus courant de s’intéresser aux relations entre alimentation et santé qu’entre alimentation et environnement. Or c’est un aspect qu’on ne saurait négliger. Les emballages alimentaires constituent par exemple 80% des emballages ménagers. Dans un pays comme la France les produits alimentaires sont à l’origine de 23% de l’empreinte carbone, 9% de l’empreinte énergie, 55% de l’empreinte gaz acidifiants et 23% de l’empreinte eau d’après l’ADEME.
Les impacts varient évidemment beaucoup selon les modes de production, plus ou moins gourmands en eau, par exemple. Pour l’empreinte énergie, le transport compte : en France, toujours, le transport des denrées alimentaires représente 30 à 50% des transports de marchandises. Et il ne faut pas oublier le trajet domicile - magasin : ramené au kilogramme transporté, la consommation de gas-oil nécessaire pour un aller-retour au supermarché (5 km, 30 kg transportés) correspondrait à 800 km de parcours par camion ! Evidemment, les empreintes environnementales varient selon le mode de transport, dans un sens croissant par bateau, par camion, par voiture ou par avion.
Une partie de cet impact a lieu en quelque sorte « pour rien », puisqu’une partie considérable de la production, abîmée, est jetée avant même d’être consommée. En 2011, les pertes et gaspillages agricoles et alimentaires s’élevaient d’après la FAO en Europe et Amérique du Nord de 208 à 300 kg par personne et par an, en prenant en compte toute la chaîne depuis les intrants agricoles jusqu’à la consommation. L’ADEME avance pour la France le chiffre de 20 kg/personne/an gaspillés à domicile. Chacun d’entre nous peut agir sur ce poste pour le réduire. Mais dans les empreintes écologiques liées à l’alimentation, sauf pour celle liée à l’énergie, c’est la partie amont de la chaîne qui pèse le plus.
Comment réduire cet impact ? Dans les pays occidentaux, cette question est aujourd’hui un sujet politique majeur. En France, un Programme national pour l’alimentation élaboré par le Conseil national de l’alimentation et adopté en 2014 a ainsi retenu, parmi les actions prioritaires, l’amélioration de l’impact environnemental de la production. Encourager les modes de production durable et réduire le gaspillage alimentaire sont des points-clés de ce programme.
Encourager les modes de production durables
Du niveau de l’exploitation agricole jusqu’au niveau global, il est essentiel aujourd’hui de s’intéresser au développement de pratiques agricoles plus durables, dont la performance ne soit plus seulement économique mais se joue aussi dans leurs composantes environnementale et sociale.
Au niveau international, les mouvements liés à l’intensification écologique s’attachent à la robustesse des espèces vis-à-vis des dérèglements climatiques, à l’efficacité de l’eau ou au maintien de sols vivants en même temps qu’aux rendements obtenus. Il faudrait en effet, selon la FAO, augmenter le volume de production agricole de 60%, sous des hypothèses plausibles en matière de démographie comme de demande alimentaire, pour nourrir correctement l’humanité en 2050.
Au niveau européen, la nouvelle Politique agricole commune vise des agricultures productives et durables. Dans ce cadre, certains pays dont la France encouragent les transitions vers des pratiques « agro écologiques ». Cela suppose de mobiliser tout le système de recherche-formation-développement, comme c’est le cas dans le cadre du projet agro-écologique qui sous-entend la Loi d’avenir de l’agriculture adoptée en octobre 2014. Les aides correspondantes de la PAC sont désormais déployées au niveau régional.
D’ores et déjà, des milliers d’agriculteurs pionniers cultivent et élèvent avec une double perspective économique et environnementale, que ce soit dans le cadre de l’agriculture biologique, de l’agriculture de conservation, de l’agriculture écologiquement intensive, de l’agriculture à haute valeur environnementale, de l’agriculture de précision… Le défi est de diffuser beaucoup plus largement ces pratiques « agro-écologiques » et donc d’aider la majorité des agriculteurs de notre pays, comme des autres régions du monde, à s’engager dans ces voies.
Il ne faut pas sous-estimer l’effort demandé aux agriculteurs. Faire évoluer ses pratiques professionnelles représente toujours un risque et celui-ci peut être diminué par des accompagnements en conseil, en formation ou en aide au travail de groupements d’agriculteurs par exemple.
Prenons un exemple : l’adoption d’une combinaison de pratiques nouvelles dans une exploitation agricole spécialisée en bovins élevés pour la viande[3]. Ces pratiques consistent notamment à
. évoluer vers un système plus herbager par accroissement de la part des prairies dans la sole fourragère (au détriment de l’ensilage de maïs) et par augmentation du pâturage (ce qui nécessite d’aménager le foncier pour accroître les surfaces accessibles depuis la salle de traite) ;
. accroître la productivité des surfaces en herbe par l’utilisation de prairies à base de légumineuses en remplacement des prairies de ray-grass anglais fertilisé avec de l’engrais azoté de synthèse ;
. optimiser le fonctionnement du troupeau en recourant à des systèmes de monitoring (pour gérer la reproduction), en avançant l’âge à la première mise bas (raccourcissant ainsi la durée d’élevage des femelles qui n’ont pas encore mis bas), en augmentant le nombre de cycles de production des vaches (ceci étant rendu possible par la meilleure gestion de la reproduction qui évite des fins de carrière précoces) et en ayant recours au croisement industriel (croisement de deux races aux aptitudes différentes) ;
. adopter une gestion plus conservatrice de l’azote des effluents, en couvrant les fosses à lisier et les fumières et en utilisant un matériel spécifique lors de l’épandage.
L’étude de l’INRA qui développe cet exemple montre que l’adoption de pratiques agricoles plus durables est économiquement pertinente. Les auteurs concluent en effet que le système ainsi défini a un impact positif sur les performances productives (sur le plan quantitatif et qualitatif) et économiques, du fait de la forte réduction des charges variables et de l’accroissement du produit viande qui compense la baisse de la production laitière. Le temps de travail et sa pénibilité sont sensiblement réduits puisque la maximisation du pâturage limite le temps nécessaire à la récolte et à la distribution des fourrages conservés.
Réduire les pertes et gaspillages
Si elles sont mal mesurées à travers le globe, les pertes de denrées pèsent doublement sur l’environnement : les facteurs nécessaires à leur production – eau, terre, intrants fertilisants – ont été consommés pour rien ; et les déchets ainsi produits sont parfois polluants.
Les politiques de lutte contre les pertes et le gaspillage se déclinent dans trois directions : l’éco-conception, qui consiste à concevoir les chaînes de production pour éviter les pertes, la réduction des pertes lors de l’exploitation, et enfin le recyclage ou la réutilisation de la matière.
Le groupe d’experts du Comité de la sécurité alimentaire mondiale a publié en juin 2014 un rapport dressant un panorama des situations rencontrées sur les différents continents et proposant des mesures aptes à diminuer ces pertes et gaspillages de nourriture pour mieux assurer la sécurité alimentaire et nutritionnelle. Plusieurs pays ont adopté des politiques incitatives : les Etats-Unis, le Royaume-Uni, et plus récemment la France. Le Pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire porté par Guillaume Garot vise ainsi à réduire le gaspillage alimentaire de moitié d’ici 2025.
La méthode est intéressante en ce qu’elle mobilise l’ensemble des acteurs tout au long de la chaîne. Producteurs agricoles, marchés de gros, industriels, distributeurs, restaurateurs, associations et collectivités locales se sont engagés à agir.
Comment ? La récupération des invendus, l’adaptation des tailles des portions, la sensibilisation des acteurs ou des usagers, des formations dans les lycées et les écoles font partie de leurs programmes. La date limite d’utilisation optimale (DLUO), souvent mal comprise par les consommateurs, est par exemple remplacée par la formule « à consommer de préférence avant... » qui autorise implicitement le consommateur à manger des yaourts, par exemple, quelques jours après la date de péremption. Indirectement, cette lutte « anti-gaspi » participe de la diminution de la consommation énergétique globale.
Quels outils ou dispositifs pour favoriser des systèmes alimentaires durables ?
La production agricole est l’étape la plus importante pour favoriser la durabilité des systèmes mondiaux, soit par l’adoption de modèles de production intensivement écologiques, soit en évitant la déforestation.
La demande alimentaire des consommateurs sera un déterminent complémentaire. Au-delà de modes de production respectueux de l’environnement et de la lutte contre le gaspillage, le contenu de nos assiettes a également une influence importante sur la soutenabilité de l’alimentation du monde dans les décennies à venir. Les démographes prévoient un ralentissement du rythme d’augmentation de la population mondiale et, selon les hypothèses, entre 8,5 milliards et 11 milliards d’habitants sur la planète vers 2050. Avec la croissance économique de certains pays émergents et en voie de développement, les régimes alimentaires vont évoluer vers plus de calories, plus de diversité et plus de consommation de produits d’origine animale.
Or on sait que ces derniers utilisent plus de ressources de base que les produits d’origine végétale. En matière de gaz à effet de serre, le bilan des produits animaux doit prendre en compte les végétaux utilisés pour nourrir les animaux et leurs éventuelles éructations de méthane (pour les ruminants).
Ainsi, la viande des ruminants a un impact carbone (pour 100 g) deux à trois fois plus important que celui des poissons, du porc, de la volaille ou des œufs. Dans un scénario « business as usual » de prolongation des tendances actuelles, les pressions sur l’environnement nécessaires pour nourrir cette humanité de 9 milliards d’habitants seraient très élevées.
Même s’il serait simpliste de croire que les menus favorables à une bonne santé sont également favorables à l’environnement, l’adoption de régimes « modérés » pour les deux milliards de personnes actuellement suralimentées dans toutes les régions du monde sera bonne pour l’environnement, comme pour lutter contre l’obésité et les maladies métaboliques.
Plusieurs mouvements incitent à changer nos organisations ou nos pratiques de consommation. Il en est ainsi des circuits courts qui supposent une vente avec un seul intermédiaire (marchés en plein air, vente à la ferme ou plus récemment paniers des AMAP). 42% des Français achètent régulièrement des produits en circuits courts.
Mais l’analyse du cycle de vie des produits ainsi achetés n’est pas toujours plus favorable que celle des produits achetés par les circuits classiques de distribution. En effet, les dépenses de carburant au kilo sont plus importantes même si, par ailleurs, ces circuits sont plus favorables sur d’autres facteurs tels que la réduction du gaspillage ou le maintien de la biodiversité[4].
En outre, les consommateurs occidentaux, d’après une étude menée en France par Ethicity en 2015, se partagent en deux groupes très distincts : soit ils sont de plus en plus impliqués sur les questions environnementales, soit ils deviennent hostiles au sujet.
Pour ceux qui y sont sensibles, un affichage clair des qualités environnementales des produits alimentaires serait donc efficace. Cependant, d’après les distributeurs que j’ai interrogés lors de ma mission sur le projet agro-écologique, ils privilégient le produit à qualité environnementale en cas de prix égal mais ne seraient prêts à payer plus que dans des cas où ils penseraient agir pour leur santé en achetant ce produit.
Les produits biologiques, les porcs élevés sans antibiotiques, les poulets nourris sans OGM, relèvent de cette catégorie. Pour les autres denrées, le prix payé par le marché ne rémunérera pas l’effort fait par les producteurs pour améliorer telle ou telle composante de l’environnement (diminution du gaz à effet de serre, contribution à la biodiversité, amélioration de la qualité de l’eau des nappes phréatiques…).
Dès lors, seules d’autres incitations comme des subventions (qui peuvent être conditionnées à des mesures agro-environnementales), le développement de marchés de certificats d’économie d’énergie, et peut-être demain de certificats d’économie de produits phytosanitaires, pourront orienter les pratiques pour contribuer à la durabilité des systèmes alimentaires.
[1]. Présidente d’Agreenium, ancienne présidente de l’INRA.
[2]. S. Paillard et al, Agrimonde. Scénarios et défi pour nourrir le monde en 2050, Paris, Quace, Paris, 2011.
[3]. Extrait légèrement modifié du rapport Le Projet agro-écologique : vers des agricultures doublement performantes pour concilier compétitivité et respect de l’environnement. Déclinaison pour quelques orientations productives, H. Guyomard, C. Huyghe, J.-L. Peyraud et al., INRA, mai 2013.
[4]. Voir l’article d’Y. Chiffoleau dans L’Alimentation à découvert, op. cit.
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